Entretien avec Christian Rinaudo, directeur de l’EUR ODYSSEE
Christian Rinaudo est sociologue, p rofesseur à l’Université Côte d’Azur et chercheur à l’URMIS (Unité de recherche Migrations et Société). Ses recherches portent entre autres sur les productions et expressions des différences dans l’espace urbain, les dynamiques culturelles dans les sociétés multiethniques et, dans le contexte de globalisation, sur les phénomènes migratoires et processus d’altérisation. Ses travaux actuels portent sur l’articulation entre les dynamiques de mobilité/blocage des artistes (tension entre libre circulation et assignation à résidence) et les processus d’altérisation en Europe.
Il dirige l’une des composantes d’Université Côte d’Azur, l’École Universitaire de Recherche ODYSSÉE (Origines et Dynamiques en Sciences de la Société et de l’Environnement), qui analyse les rapports entre la société et l’environnement sous l’angle de réflexions interdisciplinaires en sciences sociales et sciences de l’environnement.
Dans cet entretien, il évoque l’histoire de l’EUR ODYSSÉE, les programmes qu’il coordonne ainsi que son travail de recherche personnel.
Vous êtes un des fondateurs de l’EUR ODYSSÉE. Pouvez-vous nous retracer l’histoire de cette nouvelle composante d’Université Côte d’Azur ?
Dans le cadre de la politique de site, Université Côte d’Azur a fait le choix en 2018 d’une organisation de l’établissement en nouvelles composantes pérennes, pourvues de leur gouvernance interne et représentées dans les instances centrales. Dans ce cadre, les Écoles Universitaires de Recherche ont été pensées comme devant être le moteur de la synergie entre les composantes de l’université. J’étais à l’époque directeur adjoint de l’URMIS, une unité de recherche spécialisée sur les questions migratoires localisée à Paris et à Nice avec comme tutelles le CNRS, l’IRD, l’Université Paris Diderot et l’Université de Nice. Faisant le constat que l’URMIS pouvait difficilement jouer un rôle dans les projets d’EUR en train de se structurer et que d’autres unités de recherche étaient dans la même situation, j’ai décidé, en accord avec ces autres unités, de proposer un projet d’EUR intitulé ODYSSÉE (Origines et Dynamiques en Sciences de la Société et de l’Environnement). Retenue et validée par la présidence de l’Université, le projet ODYSSÉE a vu le jour et constitue depuis le 1er janvier 2020 une des huit Écoles Universitaires de Recherche d’Université Côte d’Azur.
Quels étaient le projet initial et les grandes étapes de la création d’ODYSSEE ?
Le projet avait un double objectif. D’une part il s’agissait de maintenir et consolider une composante pour les Sciences Humaines et Sociales. Dans cette nouvelle reconfiguration en EURs thématiques et transversales, les SHS « adossent », pour prendre le terme d’usage, une large majorité des 8 EUR avec à la clé un risque d’éclatement. Or, la solidité d’une formation et d’une recherche disciplinaire en SHS n’y survivrait pas. Nous avons donc souhaité gérer cette composante avec un équilibre entre des enjeux tels que la survie de petits départements, l’équité entre grands et petits départements, etc. D’autre part, notre projet est également de fédérer une galaxie jusqu’ici disparate et qui demande à être consolidée, à savoir la recherche et les enseignements portant sur les questions environnementales. Ainsi, le second objectif de l’EUR est de construire et de rassembler un domaine de recherche centré sur les territoires et permettant de traiter les questions humaines, sociales et environnementales comme une seule et même réalité.
Sur cette base, nous nous sommes réunis entre membres des différentes unités de recherche intéressées par ce projet et nous avons travaillé collectivement à l’élaboration d’un programme scientifique reposant sur quatre axes structurants : Origines et trajectoires : passé, présent, futur des sociétés ; Environnements et ressources ; Espaces et territoires ; Migrations, frontières, altérité, conflits. A la suite de cela, nous avons commencé à faire vivre ce programme dès 2019 par l’organisation de journées d’étude sur des thèmes comme la mémoire des origines ou les migrations liées aux questions environnementales.
Vous êtes investi dans la MSHS (Maison des Sciences de l’Homme et de la Société). En quoi consistent vos activités ?
En 2014, dans la perspective de créer la Communauté d'universités et établissements (ComUE) Université Côte d’Azur et de présenter un projet d’IDEX, l’Université Nice Sophia Antipolis a construit une politique scientifique reposant sur la reconnaissance de huit axes structurants de la recherche. J’ai porté la création d’un axe rassemblant 8 unités de recherche de l’établissement, centré sur l’étude des rapports historiques et contemporains entre mondialisation et altérité. Suite à cette dynamique, j’ai proposé d’inscrire cet axe structurant dans le nouveau projet de la MSHS déposé au Haut Conseil de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES) en septembre 2016. Intitulé Mondialisations, circulations, altérités, il constitue depuis janvier 2018 un des cinq axes structurants de la MSHS. Dans cet axe, je coordonne avec Sarah Andrieu (anthropologue au Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des arts vivants) un projet portant sur les circulations transnationales et blocages des pratiques culturelles. Il s’intéresse à la transnationalisation de pratiques et de styles culturels par lesquels de nouveaux modes d’expression des altérités se produisent et se diffusent tout en envisageant simultanément les différentes dynamiques de blocages qui empêchent les acteurs de circuler.
En quoi consistent vos recherches personnelles ?
Après avoir travaillé en France sur la question des usages sociaux des catégories ethniques, je me suis intéressé aux questions du métissage en Amérique latine. Cela m’a amené, en 2003, à travailler sur la ville de Cartagena de Indias en Colombie. Cela m’a permis d’ouvrir une réflexion sur le métissage et les frontières ethniques dans la ville, programme que j’ai ensuite pu développer avec la réalisation d’une enquête intensive dans la ville de Veracruz au Mexique, entre 2007 et 2010. A mon retour en France, cette expérience de recherche a constitué le cœur de la rédaction de mon mémoire d’HDR, et a donné lieu à la publication d’un ouvrage en espagnol. Je me suis enduite intéressé à la réimplantation d’une pratique musicale originaire de Veracruz dans d’autres régions du monde, aux États-Unis et en Europe. Enfin, depuis 2018, mes recherches portent sur la figure et l’identité sociale des artistes en exil dans le contexte de ce que les médias ont appelé « la crise des migrants en Europe ». Elles s’intéressent aux dispositifs d’accueil des artistes en exil, aux trajectoires individuelles de celles et ceux que ces dispositifs qualifient d’« artistes en exil ». Une de mes principales questions de recherche consiste à interroger les manières dont s’entrecroisent, s’influencent ou se nourrissent mutuellement les trajectoires artistiques et migratoires des personnes. En reconstituant ces trajectoires, je porte également mon attention sur les effets des dispositifs d’accueil sur leur identité sociale en tant qu’artistes, en tant qu’artistes en exil et en tant que membres de ces collectifs. Il s’agit alors de voir comment l’accueil affecte les trajectoires.
A l’université Côte d’Azur, vous portez également un programme de recherche intitulé Création en migration. En quoi consiste-t-il exactement et comment est-il né ?
Création en migration est un programme de recherche financé par l’IDEX de l’Université Côte d’Azur auquel participent des chercheurs de plusieurs laboratoires et de la Villa Arson. Il part d’un double constat, bien établi dans la littérature spécialisée sur les migrations, selon lequel, d’une part dans le contexte de transformation contemporaine de la création lié à la mobilité des personnes et des pratiques culturelles, les temps et les espaces du travail artistique (la création artistique) sont de plus en plus structurés par la mobilité des acteurs et, de l’autre, l’organisation locale des mondes de l’art se transnationalise pour donner lieu à des configurations d’acteurs et des chemins migratoires qui défient sans cesse les frontières. Ce programme vise à mettre l’accent sur la configuration des lieux de la création, sur les artistes et les réseaux qu’ils tissent entre eux dans un territoire défini par ses spécificités locales et ses ouvertures transnationales, sur les caractéristiques de la création lorsque celle-ci est l’œuvre de personnes ou de milieux artistiques en circulation (artistes migrants, exilés, réfugiés) ; mais ce programme étudie aussi les initiatives cherchant à soutenir et accueillir des artistes migrants en Europe.
Comment peut-on enquêter sur ces artistes déracinés alors que la plupart perdent tout droit de cité, cherchant plus à survivre qu’à créer ?
La question est en effet complexe et délicate. C’est en faisant ce constat de l’impact de la fuite sur la carrière des artistes, particulièrement menacés du fait qu’ils montrent à travers leur art ce qui dérange dans leur pays, que se sont développés ces dernières années des dispositifs d’accueil d’artistes déracinés. C’est le cas notamment de l’Atelier des artistes en exil, inauguré en 2017 à Paris, conçu comme un lieu où les artistes peuvent continuer à exercer leur art, mais aussi comme un lieu d’information et d’accueil. Cette structure offre à la fois un accompagnement administratif pour les demandes d’asile ou de titre de séjour, la recherche d’hébergement, l’accès à l’emploi et aux soins, l’apprentissage du français, de même qu’un soutien professionnel permettant aux artistes de continuer à faire œuvre en situation d’exil (accès à des lieux de travail, mise en relation avec des producteurs, tourneurs, structures culturelles et artistiques, agences de diffusion, etc.).
Dans le cadre de l’EUR ODYSSEE, quelles sont les programmes de recherches que vous comptez développer dans les années à venir ?
Je souhaite m’intéresser tout particulièrement au thème des migrations environnementales ou climatiques, aujourd’hui de plus en plus débattu dans les organisations internationales, la société civile et même dans le champ académique. La dégradation de l’environnement y est souvent posée comme une cause nouvelle et désormais déterminante des migrations. Ce lien entre dégradation de l’environnement et déplacement de population reste largement à interroger et demande la mise en œuvre de recherches empiriques interdisciplinaires combinant de manière innovante les sciences de la société et de l’environnement.